Ils étaient 11 derrière leur pupitre, mais, en vérité, seules 3 visions de la politique se sont affrontées mardi soir. Analyse.

Oublions les sondages, oublions le poids médiatique des uns et des autres, oublions les petites phrases et les tacles pour ne garder que le fond des discours des onze candidats – et non les mesures – qui se sont affrontés mardi soir durant près de quatre heures sur les antennes des chaînes info. Et là, ce ne sont plus onze candidats mais trois visions de la politique, trois approches de la France et du monde, trois propositions d’avenir qui se sont frottées les unes aux autres.
Arthaud biblique
Le premier groupe de candidats, dans lequel se trouvent Nathalie Arthaud, Philippe Poutou et Jean-Luc Mélenchon, propose une lecture ouvriériste ou populaire du pays qui ne cherche pas à décrire une France unie mais une France clivée. Les « travailleurs » de Nathalie Arthaud, « les ouvriers » chez Poutou, le « peuple » chez Mélenchon sont la source unique de la légitimité.
La plus explicite a été Nathalie Arthaud qui, à la fin, quand on lui demande comment elle entend « rassembler les Français », répond sans détour : « Je ne cherche pas à rassembler les Français. » Pour elle, comme pour Poutou, il y a d’un côté des travailleurs exploités, de l’autre des patrons ingrats. Le mot d’ordre est d’une simplicité quasi biblique : il faut prendre aux seconds pour restituer aux premiers ce qui leur est dû. Biblique, car Nathalie Arthaud sécularise la doctrine de l’Église selon laquelle, dans les cieux, les derniers seront les premiers. Son messianisme ouvriériste sent bon la Commune (qu’elle a citée), la Révolution, les barricades… Un idéalisme révolutionnaire d’avant la chute du mur de Berlin. Une phraséologie d’Octobre 17 qui revient à chaque élection présidentielle pour disparaître des écrans aussitôt. Quoique moins identifiable, Jacques Cheminade, qui n’en avait hier que contre les puissances d’argent et annonçait une crise financière terrible, peut être rattaché à ce premier groupe.
L’AG permanente de Poutou
Philippe Poutou offre une variante plus brouillonne et plus souriante de la lutte ouvrière. Mais c’est toujours en campant une France dans un combat contre les puissants qu’il prend la parole et, à l’occasion, renvoie Marine Le Pen a ce qu’elle est : une élue du « système » qui se sert des avantages de ce dernier pour ne pas répondre à la convocation des juges dans l’affaire des assistants parlementaires au Parlement européen. Il rappelle qu’il n’y a « pas d’immunité ouvrière » et marque ici un point contre la leader du FN, riche héritière, qui, face à cette extrême gauche, a eu plus de mal à se réclamer de la France populaire…
Sans doute Poutou a-t-il signé la saillie de la soirée. Mais la personnification de la campagne présidentielle le gêne. Ce qui lui importe, c’est de montrer qu’il n’est que le porte-voix d’un collectif brimé. Aussi a-t-il refusé de prendre part à la photo des candidats juste avant le début des débats, préférant donner à voir qu’il prenait des consignes du groupe, qu’il notait leurs remarques sur un cahier… Le message : Poutou n’est rien, la cause ouvrière est tout.
Le bonheur de Mélenchon
Venant du PS, Jean-Luc Mélenchon a mis de l’eau dans son vin et a trouvé, avec Poutou et Arthaud, plus à gauche que lui. Ça ne lui arrive pas si souvent sur un plateau de télévision. Lui place le socle de la légitimité dans le peuple tout entier, et pas seulement dans la classe ouvrière. Son idée de fonder une VIe République repose sur le procès de la Ve République qui, selon lui, a failli dans sa mission redistributrice. Il a tellement foi dans le peuple qu’il propose qu’une partie des futurs constituants soit tirée au sort, comme pour les jurys d’assises. Du peuple viendront la lumière, la paix et le « bonheur », une référence explicite issue des Lumières que les politiciens professionnels n’osent plus évoquer tant ils ont le sentiment du ridicule. Le bonheur est devenu chose privée. Dans la sphère publique, au mieux, on parle de « prospérité », de « croissance », d’« emploi »… Le bonheur public, Mélenchon, lui, n’y a pas renoncé.
Les europhobes en surnombre…
L’ancien ministre de Jospin fait également partie du second groupe politique de la soirée : les europhobes. Mais ce deuxième peloton se singularise par un autre trait : l’édification du fait national comme levier d’un redémarrage de la France. Si le pays souffre, peine, s’enfonce dans le chômage, la désindustrialisation et le communautarisme, c’est parce que la France n’est plus souveraine, qu’elle a les mains attachées dans le dos, que son génie, son identité, son histoire sont reniés. Elle n’est plus maîtresse de son destin. Pour les souverainistes, il est urgent de couper les ponts avec les traités européens. Une vision défendue par Marine Le Pen, François Asselineau ou Nicolas Dupont-Aignan (dans une variante plus libérale à l’intérieur des frontières)…
En s’appuyant sur le fait national, le procès en trahison des politiques envers le peuple seul souverain n’est jamais très loin. Mardi soir, cela n’a pas manqué lors de l’échange entre Nicolas Dupont-Aignan et François Fillon à propos du traité de Lisbonne de 2007, venu infirmer le référendum de 2005 qui avait repoussé le traité constitutionnel européen. La France peut-elle s’en sortir seule ? Les europhobes, notamment François Asselineau, citent alors le cas suisse. Un petit pays, qui n’appartient pas à l’Union européenne, qui ne partage pas sa monnaie et qui, pourtant, connaît quasiment le plein emploi, exporte ses produits et demeure au centre du monde du fait des institutions internationales qu’il abrite. La France peut-elle emprunter cette voie ?
La solidarité européenne qui veut que les grands pays, dont la France, aient payé pour arrimer les pays de l’Est à l’économie de marché a été vivement combattue mardi soir. Or c’est en créant un marché européen à l’Est que les pays de l’Ouest ont voulu trouver de nouveaux clients, autant de nouveaux débouchés à leurs produits. Les fonds structurels déversés à l’est ou au sud de l’Europe n’étaient pas seulement un acte de générosité. Mais cet argument n’est pas apparu devant la déferlante d’attaques europhobes qui ont, notamment, ciblé le cas des travailleurs détachés. Seul Emmanuel Macron a tenté d’expliquer que la France, elle aussi, détachait des travailleurs à l’étranger…
Face à Fillon et Macron isolés
Ce qui nous amène au troisième groupe de candidats : les euro-libéraux. Ils n’étaient que deux, mardi soir. À couteaux tirés depuis quelques jours, Emmanuel Macron et François Fillon n’ont eu que très peu d’occasions de s’affronter tant ils étaient cernés par les europhobes. Mais ce débat à onze a eu ce mérite : délimiter les vrais clivages idéologiques de cette campagne et mettre en exergue les choix qui sont devant les Français et plus largement les Européens. Rester groupés dans un monde hostile ou reprendre chacun son chemin, sa monnaie, en se débrouillant seul face aux menaces du monde.
À cette question fondamentale, Fillon et Macron apportent la même réponse. L’avenir de la France, c’est l’Europe, certes réformée dans son fonctionnement avec des prérogatives et des moyens mieux définis, mais c’est toujours l’Europe et l’euro. Les deux candidats poussent donc vers une harmonisation fiscale et sociale qui exigera des compromis. On peut toujours énumérer leurs différences (CSG, TVA, coupes dans les fonctionnaires) et s’embrocher à n’en plus finir sur les 35 heures et les accords d’entreprise, la vérité, c’est que François Fillon et Emmanuel Macron partagent la vision européenne d’un monde où la France ouverte sur le monde a une chance à saisir.
Mais tous les Français ne sont pas égaux devant cette opportunité. Le défi des politiques consiste précisément à éviter que la partie de la population qui a souffert de la mondialisation n’empêche pas celle qui a une chance de s’y déployer, d’avancer. Comment résoudre cette équation ? En s’adaptant, répondent en chœur Fillon et Macron.
Hamon ou la difficile conversion de l’Europe au social
C’est ici que Benoît Hamon, pris entre europhilie et bruxellophobie, tente d’apporter sa nuance. Pour lui, c’est l’Europe qui doit adopter le « modèle social français » ; c’est l’Europe qui doit anticiper ce que sera, selon lui, le travail de demain, celui des logiciels, des machines ; c’est l’Europe qui doit redistribuer les richesses entre les pays riches et les pays moins riches. Mais il ne dit pas comment la France, endettée et minée par un chômage de masse, peut convaincre de la pertinence de son modèle des pays d’Europe du Nord qui réussissent là où nous avons échoué…
Atypique Lassalle
À ce tableau manque Jean Lassalle. Candidat atypique des terroirs, le Pyrénéen à l’accent rocailleux a défendu un modèle universaliste et humaniste. Souvent interrompu, Lassalle a déposé quelques pierres sur ce chemin en direction d’une jeunesse dont il veut faire le fer de lance du renouveau français et d’un optimisme retrouvé. Comme si Lassalle en appelait aux bonnes volontés qui se méfient des idéologies et des mesures trop techniques.